
Nous sommes déjà samedi. Une fois de plus, j’ai du mal à réaliser que cette journée est la dernière, tant le temps semble suspendu à Gand, dans la frénésie et l’émotion des concerts. Comme hier, 17 groupes sont attendus au Dunk! Festival aujourd’hui, et aucun ne manquera de passion et de magie.
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SARRAM (Musique expérimentale – Italie)
C’est avec le concert de l’artiste sarde Valerio Marras, alias SARRAM, que je commence ce dernier jour de festival, dans les hauteurs du Kunstencentrum Vooruit.
Assise dans l’obscurité, sur le parquet sombre et lisse de la domzaal, je me laisse happer par l’univers singulier de la musique de SARRAM. Là où se rencontrent le drone, le doom et l’ambient, dans des expérimentations sonores et visuelles à la fois surprenantes et captivantes, entraînant l’auditoire dans un voyage méditatif allant de l’inquiétude à l’apaisement. Mélodies de guitares hypnotiques, nappes synthétiques orageuses, riffs grondants, samples de voix intrigants, du rêve au cauchemar, il n’y a ici qu’un pas. Un pas que chacun franchit à sa guise, yeux fermés pour mener à son paroxysme l’introspection, ou soigneusement ouverts pour savourer des jeux de lumières habillant les sons et les images à la perfection.
A écouter :
Bandcamp : https://sarram.bandcamp.com/
Facebook : https://www.facebook.com/sarramproject
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I Hear Sirens (Post-Rock – Etats-Unis)
La longue descente des escaliers me donne l’espace et le temps dont mon esprit a besoin pour sortir de l’état proche de l’hypnose dans lequel le concert de SARRAM l’a porté. Arrivée à la dernière marche, je suis prête à me laisser transporter dans un autre univers musical. Un univers différent mais tout aussi captivant que le précédent, puisqu’il n’est autre que celui des Américains de I Hear Sirens, que j’étais impatiente de découvrir en live, après en avoir savouré la musique sur disque pendant longtemps.
On les appelle les groupes de « post-rock à guitares ». On dit d’eux qu’ils sont trop nombreux. On dit d’eux qu’ils ont du mal à se renouveler. On dit d’eux que leur recette est désormais éculée. Pourtant, je continue de penser que le post-rock atmosphérique dans lequel seules chantent les guitares est l’un des genres les plus beaux, les plus universels et les plus intemporels qui soient. Là où la musique se fait langue sans frontières. Là où l’émotion naît aussi bien d’une douce nappe de cordes aériennes, que d’une déflagration de murs de sons. Là où se côtoient les temps de l’introspection et de l’exultation. Et puis surtout, je continue de penser que, parmi ces groupes, il en est qui ne cessent jamais de parvenir à toucher l’âme. Qui le font non seulement mieux que les autres, mais de mieux en mieux au fil du temps. Depuis ma chronique du réussi « Stella Mori », paru en 2020 et dans lequel est merveilleusement mise à profit une maturité acquise tout au long de 15 ans de carrière, je ne peux que constater à bonheur que I Hear Sirens est de ceux-là. C’est également à bonheur que ce constat se confirme aujourd’hui, à l’issue d’une prestation scénique absolument magnifique.
Sur la grande scène de la concertzaal, I Hear Sirens déploie avec habileté ses pièces inspirées, faites de nappes de guitares éthérées et de crescendos habités, dans la plus pure tradition d’un post-rock atmosphérique aux reliefs riches et vibrants. Sans longueurs inutiles, et fortes d’une exécution parfaite, celles-ci sont magnifiées par les jeux de lumières clairs et étoilés dont les régisseurs du Dunk! Festival ont le secret.

A écouter :
Bandcamp : https://ihearsirens.bandcamp.com
Facebook : https://www.facebook.com/ihearsirens
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Lubomyr Melnyk (Néo-classique / Piano – Ukraine)
Vient ensuite l’heure de remonter dans le beau théâtre, où s’apprête à jouer un artiste que j’étais également pressée de découvrir sur scène, après en avoir ardemment savouré les compositions sur disque. Celui-ci n’est autre que le pianiste et compositeur canadien d’origine ukrainienne Lubomyr Melnyk.
J’arrive en avance pour être certaine d’être tout près. Tout près de la scène. Tout près du piano. Tout près des mains qui glissent sur les touches et des notes qui s’envolent. Je ne veux manquer aucun souffle de la performance de cet artiste pour lequel j’ai une si grande admiration.
Auteur de plus de 120 oeuvres et du célèbre traité sur l’art de la musique en continu, dans lequel il expose sa technique du jeu ininterrompu, Lubomyr Melnyk est pour moi de ceux qui savent extraire du piano les émotions les plus saisissantes qui soient. A la faveur de séries de notes extraordinairement rapides et complexes, accompagnées de résonances générées par une pédale, le musicien fait ainsi se lier ou s’entrechoquer les sons. Et je me réjouis de le voir pour la première fois réaliser sa magie sous mes yeux.
Un drapeau ukrainien à la main, le musicien s’avance sur scène. Il dispose celui-ci consciencieusement sur le flanc du piano, puis s’avance vers le micro. Du haut de ses 73 ans, de ses cheveux longs et blancs comme sa barbe, il parle de l’Ukraine et de la tragédie en train de s’y produire. De familles décimées. De son coeur déchiré. Il dit qu’il est venu avec des disques et des partitions, qu’il a disposés avec soin sur le bord de la scène et dont la vente sera reversée intégralement à son pays pour le soutenir.
Avant même que la première note de piano n’ait résonné dans la salle, le silence dans l’auditoire est déjà religieux. Et certains, comme moi, ont déjà les larmes aux yeux. A mesure que le musicien déploie ensuite les deux premiers longs morceaux qu’il est venu jouer, morceaux inédits qui n’ont encore jamais été enregistrés, les larmes commencent doucement à rouler sur les joues. Les miennes, et celles de mes voisins aussi. Tantôt courbé sur l’instrument, tantôt dressé, regard dans le vide droit devant, il fait s’envoler les notes dans un tourbillon continu de sons. Comme s’il n’avait pas dix doigts, mais cent. Car ce sont des centaines de notes qui semblent s’envoler en même temps. La dextérité impressionne autant que le foisonnement des émotions qui montent sans prévenir, et submergent sans que l’on puisse les retenir. Enfin, le pianiste se tourne de nouveau vers l’auditoire pour introduire le dernier morceau. Il s’agit de The Love Song of Bonnie & Clyde, chanson d’amour enregistrée sur l’Edition spéciale numéro 4, et que ceux qui le souhaitent pourront donc rapporter à la maison. Les notes recommencent à emplir l’air, et les larmes à rouler de plus belle. Elles mettront de longues minutes à cesser, une fois les lumières de la salle rallumées, et alors que la foule se presse pour acheter les disques et discuter avec le musicien, qui n’aura de cesse de remercier chaleureusement chacune et chacun.
Sans conteste mon concert favori du festival. Le plus bouleversant, et le plus émouvant.

A écouter :
Bandcamp : https://lubomyrmelnyk.bandcamp.com
Facebook : https://www.facebook.com/melnyk.lubomyr
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Year Of No Light (Post-Metal – France)
Le concert de Lubomyr Melnyk se chevauchant avec celui des Américains de Of The Vine, je n’ai malheureusement pas pu assister à ce dernier, comme je l’aurais pourtant vivement souhaité… Les aléas de la programmation sont malheureusement ainsi faits, et j’espère de tout coeur avoir une autre occasion de découvrir sur scène ce groupe dont j’aime beaucoup la musique et dont j’admire le talent.
C’est donc avec le concert des Bordelais de Year Of No Light que je poursuis cette journée riche en émotions, les yeux encore bouffis des larmes fraîchement versées. Ces larmes que « Consolamentum », paru l’été dernier, est justement venu accompagner puis sécher lorsque j’en ai eu besoin. « Consolamentum », le dernier né de Year Of No Light, ou l’un de ces disques qui sauvent. Qui parlent à l’angoisse, à la tristesse et à la rage. Qui les aident à s’exprimer avec fracas, puis à les apaiser. Un disque noir. Un disque catharsis, délivrance, consolation. Parfaite consécration de la brillante carrière de ceux qui sont depuis 20 ans de fiers porte-paroles du post-metal français.
Trois guitares, une basse, des claviers et deux batteries, telle est la recette du sextuor pour donner le jour à des morceaux qui s’appliquent à ne peindre que la nuit. Morceaux que j’ai le bonheur de découvrir en live pour la première fois. Ici, Year Of No Light répand sur le public du festival, venu en nombre pour l’écouter, le poids de sa musique sombre et dense. Il le fait avec une habileté et une ferveur sans pareilles, laissant hurler la rage lentement, par la seule force des instruments. Là où la lourdeur et la lenteur du sludge répond aux réverbérations atmosphériques du post-rock et aux effusions puissantes et saturées du shoegaze et du metal. De brumes sonores évanescentes et cristallines en murs de sons fracassants. Alors que les spots tournoient à vive allure à travers un écran de fumée blanche, les musiciens façonnent ainsi avec passion des vagues sonores où se mêlent à la fois langueur et ardeur. En gravité et en intensité, ils emportent tout l’auditoire avec talent. Un très beau moment.
A écouter :
Bandcamp : https://yearofnolight.bandcamp.com
Facebook : https://www.facebook.com/yearofnolight
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Immanu El (Post-Rock / Dream Pop – Suède)
Après une courte pause dans le beau café Art déco Viernulvier, c’est une toute autre atmosphère qui m’attend à la balzaal. Ici commence le concert des Suédois d’Immanu El, que je découvre également en live pour la première fois grâce au Dunk! Festival, alors que je savoure leurs disques à la maison depuis de nombreuses années.
Amoureux de Logh et de Sigur Rós, c’est âgé d’à peine 16 ans que Claes Strängberg fonde Immanu El en 2004, avec son frère jumeau et deux amis d’enfance. Depuis, la formation suédoise a connu quelques changements de line up et son post-rock éthéré originel s’est mué tantôt en une pop à la voix douce, tantôt en une musique ambient rêveuse, mais la qualité des compositions du groupe n’a fait que confirmer le talent de ces jeunes musiciens aux pièces d’une maturité qui n’a rien à envier à celles de leurs aînés.
Et c’est à bonheur que je me laisse envelopper par les harmonies atmosphériques des compositions que les cinq musiciens jouent brillamment sur scène. Toutes plus pourvoyeuse d’une chaleur délicieusement réconfortante les unes que les autres, les pièces emplissent l’atmosphère avec élégance, dans un souffle onirique qui sait se faire aussi fort que gracieux. La beauté est ici à la fois éclatante et fragile. Les voix sont douces, vaporeuses et discrètes, planant sur les mélodies délicatement orchestrées des guitares et des claviers, et sur les rythmes d’une batterie en apesanteur. Dans une exquise sensation de plénitude, l’ensemble n’en finit pas d’enchanter un public charmé devant une performance aussi intensément émouvante que raffinée.
A écouter :
Bandcamp : https://immanuel.bandcamp.com
Facebook : https://www.facebook.com/immanuelband
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Pelican (Post-Rock / Post-Metal – Etats-Unis)
Quelques instants plus tard, dans la grande et belle salle de concert au bord de l’eau, ces trois journées de festival s’achèvent avec les Américains de Pelican. Partie sur leurs traces il y a quelques années lors de ma visite de Chicago et de ses environs, je suis impatiente de découvrir en live ces légendes, dont l’EP « March Into The Sea » est placé au Panthéon de ma discothèque.
A la faveur de ses longues pièces instrumentales sombres et tourmentées, interprétées sur scène avec brio, le quatuor déploie une heure quinze d’un déluge de décibels en forme de vent de liberté. Les vibrations sont denses et intenses. Elles viennent se loger au creux du ventre avec une violence à la fois cathartique et jubilatoire, comme s’il était besoin de combler le vide engendré par deux années de monde musical au ralenti. La basse et les guitares se font fortes d’embardées tour à tour grondantes et cinglantes, tandis que la batterie virevolte et percute avec fougue. La puissance de l’ensemble ne met pour autant jamais de côté le façonnement de reliefs mélodiques soignés, magnifiés par un son organique que subliment une fois de plus les jeux de lumières étincelants de la concertzaal. Une manière parfaite de clore ce retour triomphant du Dunk! Festival.
Six ans après sa sortie originelle, le « Live at Dunk! Fest 2016 » de Pelican vient d’être réédité au format double vinyle par Dunk! Records. De quoi vivre de nouveau de beaux moments.

A écouter :
Bandcamp : https://pelicansl.bandcamp.com
Facebook : https://www.facebook.com/pelicansong
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C’est fini. Et, une fois de plus, j’ai déjà envie que cela recommence. Merci le Dunk! Festival, le meilleur du monde. Et vivement l’année prochaine.
Eglantine / Totoromoon
